Impact visuel de la sécheresse : analyse des aberrations optiques

Le film lacrymal est le premier dioptre du système optique oculaire. Son altération, qualitative et quantitative, est à l’origine de distorsions de l’image projetée sur la rétine. Ces aberrations optiques peuvent être analysées par aberrométrie, permettant ainsi une étude objective des modifications optiques induites par le syndrome sec.

Aberrométrie : quelques rappels

Les aberrations optiques résultent de défauts du système optique oculaire, aboutissant à une image rétinienne dégradée. Ces aberrations surviennent par déformation du front d’onde lumineux faisant suite aux contacts avec les différents dioptres du système optique.
L’optique, domaine de la physique étudiant le comportement des faisceaux lumineux, peut se décomposer en 3 grands chapitres : l’optique géométrique considère la lumière comme un rayon lumineux se propageant de manière rectiligne, analyse adaptée pour les systèmes dioptriques (lois de réfraction et réflexion de Snell-Descartes) ; l’optique ondulatoire modélise la lumière comme une onde électromagnétique, permettant de décrire les phénomènes d’interférence et de diffraction ; enfin, l’optique corpusculaire est fondée sur l’analyse de la lumière comme étant un ensemble de photons et décrit l’interaction des photons avec la matière. 

L’aberrométrie est une analyse de la déformation du front d’onde. Ce dernier correspond à la surface d’avancement de l’onde lumineuse. Une source de lumière diffuse dans les 3 dimensions de façon sphérique. Cependant, pour des rayons provenant d’une distance éloignée, le front d’onde peut être représenté par une surface plane. Les déformations du front d’onde sont à l’origine d’un déphasage de la lumière : les différentes parties du rayon ne sont plus synchrones, certaines sont en avance ou en retard (figures 1 et 2). Les déformations complexes du front d’onde sont décomposées par une transformation de Fourrier comme étant une somme de déformations plus simples. Ces aberrations sont exprimées via le polynôme de Zernike.

L’étude des aberrations optiques monochromatiques peut se réaliser selon 2 méthodes principales :
- la mesure du fond d’onde sortant : aberromètre de type Shack-Hartmann. Un rayon lumineux est projeté sur la fovéa. L’onde réfléchie est analysée à l’aide d’une matrice de microlentilles. Les résultats sont analysés en fonction du diamètre pupillaire (les aberrations diminuent avec le diamètre pupillaire) ;
- la mesure du front d’onde entrant : aberromètre de type Tscherning. Un rayon lumineux est projeté sur la rétine, une caméra capte l’image rétinienne formée sur les 0,9 mm cornéens centraux. Cette technique utilise 2 principes : le dispositif OPD-scan (aberrométrie par double passage) et la technique du ray-tracing.
Les conséquences optiques de la déformation du front d’onde sont à analyser comme la somme de chacune, certaines pouvant se potentialiser ou se compenser. Les aberrations optiques peuvent être compensées par les systèmes optiques classiques (lunettes, lentilles souples). Lorsque ces systèmes sont insuffisants pour les corriger, on parle d’aberrations optiques de haut degré. La valeur des aberrations optiques s’exprime à partir de la technique des moindres carrés (RMS, root mean square) : une augmentation du RMS représentant une augmentation des aberrations optiques. Un autre indice utilisé est le MTF (modulation transfer function), il correspond à la capacité d’un système optique à transmettre le contraste d’un objet à son image. Un ratio est obtenu sur différentes localisations maculaires. Cet indice permet de déterminer l’acuité visuelle théorique maximale, une diminution du contraste étant expliquée par des phénomènes de diffraction et d’aberrations optiques [1]. 

Modifications induites par la sécheresse oculaire sur le système optique

Comme nous venons de le rappeler, les aberromètres ont permis la détection et la quantification des déformations optiques. De nombreux patients atteints d’une sécheresse oculaire relatent des fluctuations fugaces de l’acuité visuelle au cours de la journée ou liées à leur activité (lecture, écran, conduite…). Cependant, ces troubles sont rarement objectivés lors de la mesure classique de l’acuité visuelle en consultation. Le film lacrymal étant le premier dioptre du système oculaire, son altération peut aboutir à des déformations du front d’onde oculaire, et ainsi à des aberrations optiques ressenties par le patient.
Chez le sujet sain, les altérations du film lacrymal post-clignement vont entraîner une augmentation graduelle des aberrations optiques entre 2 clignements. Les irrégularités du film lacrymal peuvent aboutir à une réduction progressive des qualités optiques oculaires. Montès-Micó et al. ont analysé l’évolution des aberrations optiques à différents temps post-clignement (immédiatement puis jusqu’à 15 secondes). Immédiatement après le clignement, les aberrations optiques s’améliorent pour atteindre un nadir vers 6 secondes, puis se détériorent progressivement dans les 10 secondes suivantes. Ainsi, le film lacrymal impose une dynamique au système optique de façon physiologique [2].
Cette dynamique est d’autant plus importante chez les patients atteints d’un syndrome sec. Montès-Micó et al. ont étudié l’impact du syndrome sec sur les aberrations optiques de haut degré. Dans cette étude, ils ont comparé 20 sujets sains vs 20 patients avec un syndrome sec. Les aberrations optiques de haut degré étaient significativement supérieures chez les malades, d’un facteur 2,5. Cette augmentation d’aberrations optiques était associé à une augmentation de l’irrégularité du film lacrymal [3].

La dynamique du film lacrymal peut également induire des fluctuations optiques plus importantes chez les patients avec un syndrome sec. Les modifications physiologiques post-clignement sont également retrouvées chez ces sujets. En comparant les patients vs les témoins sains, Montès-Micó et al. ont constaté des changements similaires sur la dynamique des aberrations optiques (figure 3) [2]. Cependant, le RMS minimal était atteint à 3 secondes pour les patients (vs 6 secondes pour les témoins). Les modifications optiques au cours du temps étaient de type coma (plutôt que sphérique), augmentant au cours du temps, et survenaient bien plus précocement chez les patients avec un syndrome sec. De plus, le RMS était corrélé aux mesures du break-up time [4].

Ces fluctuations optiques sont également retrouvées chez les sujets ayant un BUT abaissé, indépendamment du syndrome sec. Elles sont également majorées dans le cas d’une kératite ponctuée superficielle centrale [5].
Le syndrome sec est donc un facteur d’induction d’aberrations optiques de haut degré. Parallèlement, la substitution par larmes artificielles permet de les réduire en stabilisant le film lacrymal. On estime que le traitement du syndrome sec permet de diminuer par 2 ou 3 des valeurs des aberrations optiques [2].

Corrélation des différents paramètres d’étude de la sécheresse

Comme il est mentionné plus haut, l’aberrométrie est donc une méthode objective d’analyse de la surface oculaire. Est-elle corrélée aux autres méthodes d’analyse de la surface oculaire ?
Denoyer et al. ont étudié 40 sujets atteints d’un syndrome sec comparés à 40 témoins. Une analyse multimodale de la surface oculaire a été réalisée : aberrométrie, OSDI, BUT, Schirmer 1, examen clinique avec classification d’Oxford et évaluation des glandes de Meibomius. Ils ont montré que l’évolution des aberrations optiques post-clignement (MTF et RMS) était non seulement plus importante dans le cas d’un syndrome sec mais qu’elle était corrélée aux données de l’examen clinique et aux symptômes des patients. De plus, les auteurs retrouvaient une corrélation entre les variations optiques et l’impact de la sécheresse sur la qualité de vie des patients [6].

Le système OQAS® (OQAS II ; Visiometrics S.L, Tarasa, Espagne) permet une analyse simultanée des aberrations optiques en déterminant le MTF ainsi qu’une analyse de la transparence des milieux. En plus du MTF, l’appareil détermine l’OSI (objective diffusion index) analysant la diffusion intraoculaire. L’OSI offre une excellente reproductibilité. S’il a été conçu initialement pour classer les cataractes, cet indice permet une analyse dynamique sur 20 secondes. Ainsi, les variations de l’OSI au cours du temps sont liées aux altérations du film lacrymal, puisque les autres paramètres optiques oculaires restent stables sur cette courte période.
L’OSI augmente significativement entre 2 clignements, particulièrement dans le cas d’un syndrome sec (figure 4) [1]. De plus, on constate une corrélation entre OSI SD (standard déviation de l’OSI) et la sévérité de la sécheresse oculaire. Cet indice semble également corrélé à l’OSDI, questionnaire permettant d’estimer la qualité de vie des patients avec une sécheresse oculaire [1].

Conclusion

Comme le relatent bien les patients, la sécheresse oculaire est responsable d’aberrations optiques de haut degré, s’aggravant entre 2 clignements. Ces modifications dynamiques sont désormais analysables objectivement à travers divers appareils, dont les données sont corrélées aux autres biomarqueurs de la surface oculaire ainsi qu’à la qualité de vie des patients.

Références bibliographiques
[1] Herbaut A, Liang H, Denoyer A et al. Tear film analysis and evaluation of optical quality: A review of the literature. J Fr Ophtalmol. 2019;42(2):e21-35.
[2] Montés-Micó R. Role of the tear film in the optical quality of the human eye. J Cataract Refract Surg. 2007;33(9):1631-5.
[3] Wavefront analysis of higher order aberrations in dry eye patients  PubMed n.d. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/15188901/ (accessed December 29, 2022).
[4] Montés-Micó R, Alió JL, Charman WN. Dynamic changes in the tear film in dry eyes. Invest Ophthalmol Vis Sci. 2005;46(5):1615-9.
[5] Chan TC, Wan KH, Shih KC, Jhanji V. Advances in dry eye imaging: the present and beyond. Br J Ophthalmol. 2018;102(3):295-301.
[6] Denoyer A, Rabut G, Baudouin C. Tear film aberration dynamics and vision-related quality of life in patients with dry eye disease. Ophthalmology. 2012;119(9):1811-8. 

Auteurs

  • Apolline Auger

    Ophtalmologiste

    Université François Rabelais, centre hospitalier régional universitaire de Tours, hôpital Bretonneau, Tours

  • Pierre-Jean Pisella

    Ophtalmologiste

    Centre hospitalier universitaire Bretonneau, Tours

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