Lentilles de contact et presbytie : comment m’orienter ?

Après avoir passé cinq bonnes minutes à discuter de leurs verres progressifs – qui n’allaient pas du tout « au début » mais « maintenant, je ne peux plus m’en passer ! » –, ou à profondeur de champ – parce que « je conduis encore sans lunettes mais je passe plus de 8 heures par jour sur écran » – ou encore de leur « super-vision de près » sans lunettes, les patients presbytes n’en ont pas terminé. « Et vous pensez que je pourrais porter des lentilles, docteur ? », vous lancent-ils alors que vous pensiez avoir enfin répondu à toutes leurs questions et leur avoir remonté le moral (car pour eux, « presbytie » rime avec « je vieillis »). Or, leur équipement contactologique n’est pas aussi simple et instantané qu’ils le croient. Alors, en tant que praticien, comment nous orienter de manière efficace face à une demande croissante ? En effet, environ 1 patient sur 2 est presbyte en France, à l’heure actuelle.
Cet article ne détaillera bien évidemment pas les patients présentant une cataracte ou toute autre pathologie vitréo-rétinienne pouvant compromettre la qualité de vision espérée.
Deux cas de figure peuvent se présenter à nous : le patient primo-porteur, « naïf », et le patient déjà porteur de lentilles de contact (LDC).
Le primo-porteur
Le primo-porteur est souvent motivé car il pratique régulièrement un sport tel que le vélo ou le tennis, se déplace à moto et pratique la plongée en pensant être à l’abri des amibes. Exigeant visuel, il est persuadé que sa qualité de vision en LDC sera la même qu’avec ses verres progressifs… Un peu de psychologie s’impose : il s’agit de lui faire comprendre que la notion de compromis visuel est au centre d’une adaptation réussie ; en effet il ne verra jamais aussi bien en LDC multifocales qu’en verres progressifs. Viendra le temps où il découvrira les phénomènes de halos et la gêne en vision nocturne du fait de l’augmentation de la taille pupillaire en vision scotopique, qu’il connaît déjà probablement un peu avec ses lunettes !
Avant toute chose, l’adaptation en LDC d’un patient presbyte doit être précédée d’une réfraction « esprit lentilles » (maximum convexe, addition minimale pour déchiffrer à peine P2), et de l’analyse de sa convergence et de sa vision binoculaire. La dominance oculaire sensorielle – l’œil préférentiel (la méthode du flou réfractif, où l’œil dominant est le plus gêné de loin, peut être incertaine dans plus de 10% des cas) est différent de l’œil directeur/de visée (test du carton troué par exemple) et de l’œil dominant (test rouge/vert) – doit être renseignée dès le début. Les 2 yeux ayant un comportement asymétrique, il faut se servir de la préférentialité naturelle pour optimiser les performances tout en économisant de l’addition, délétère pour la vision de loin. Une dominance oculaire qui n’est pas clairement établie peut rapidement entraîner un échec de l’adaptation. Tester la tolérance en monovision sur une monture d’essai peut rendre service dans certains cas (maximum 1,50 D d’anisométropie induite pour ne pas dégrader la vision binoculaire). La monovision modifie peu la perception des contrastes, ce qui est un avantage. Elle n’induit ni halos ni éblouissements, mais altère la vision stéréoscopique et peut engendrer une gêne en conduite de nuit (diminution de la qualité de la vision binoculaire de loin). La tolérance de la monovision n’est pas universelle et elle peut être modifiée ou aménagée en fonction du degré de presbytie du patient et de ses besoins visuels au quotidien (figure 1).
Nous garderons en tête que l’emmétrope ne voudra en aucun cas sacrifier sa vision de loin, le myope ne supportera pas d’être gêné en vision de près, et l’hypermétrope sera aidé de loin comme de près. Attention à ne pas sous-estimer l’astigmate, à ce jour les gammes de LDC multifocales s’étendent de plus en plus.
L’état de la surface oculaire de notre patient presbyte nous orientera sur le choix du matériau et le type de renouvellement. En effet, des modifications d’origine immunitaire et hormonale des glandes de Meibomius, du film lacrymal et de la flore conjonctivale surviennent avec le temps. Le risque de sécheresse oculaire augmente, ainsi que celui d’infection grave sous lentilles.
Les antécédents généraux, la prise de traitements (dysthyroïdie, diabète, somnifères, antidépresseurs, anxiolytiques, bêtabloquants…) et autres collyres antiglaucomateux locaux déstabilisant d’autant plus notre surface oculaire fragilisée avec l’âge doivent être pris en compte. L’instillation d’une goutte de fluorescéine permet d’apprécier la quantité et la qualité des larmes (break-up time, ménisque lacrymal, kératite ponctuée superficielle et piqueté conjonctival). Le stade d’atrophie des glandes de Meibomius, leur obstruction, la présence d’une rosacée – qui n’est pas toujours l’adage du jeune patient – doivent nous mettre en garde sur une potentielle contre-indication au port de LDC. L’examen des paupières, de leur statique (floppy eyelid syndrome) et de leur dynamique (raréfaction du clignement, computer vision syndrome) se doit d’être complet.
Notre objectif est de prévenir l’inconfort, parfois en rapport avec un encrassement des LDC, et d’optimiser la tolérance du port : privilégier un équipement sécuritaire avec un Dk/e élevé, confortable et facile à manipuler, de préférence en silicone-hydrogel, un entretien par oxydant en cas de prescription mensuelle (dans le cas notamment des patients astigmates presbytes), voire un renouvellement journalier (idéal en cas de port occasionnel). Parfois, un équipement double, LDC mensuelles/journalières, peut leur servir en cas de déplacements professionnels ou de voyages. Une supplémentation en larmes artificielles compatibles avec le port de LDC, la rééducation du clignement et les soins de paupières feront souvent partie intégrante de l’adaptation.
Le patient déjà porteur
Dans le cas du patient déjà porteur, ou anciennement porteur, méfiance : certaines habitudes ont la vie dure et il n’est pas rare de retrouver des mésusages à l’interrogatoire. De plus, le budget des LDC multifocales est plus conséquent que celui des unifocales – comme vu précédemment, la monovision reste toujours une option – et peut freiner la motivation de certains. Il est primordial de refaire une réfraction, parfois même sous cycloplégie, afin d’éviter toute surcorrection myopique. En lentilles rigides, le centrage est bien plus exigeant qu’en monofocales et il ne faut pas hésiter à repartir de zéro, c’est-à-dire suspendre le port pour refaire une topographie sans risque de warpage et réadapter en lentilles rigides bi- ou multifocales. Les patients présentant un astigmatisme irrégulier (kératocône, cicatrice cornéenne…) ou une sécheresse oculaire sévère, équipés en lentilles rigides spécifiques ou en verres scléraux n’auront pas d’autre choix que de tester une monovision ou d’ajouter une paire de lunettes en vision intermédiaire et de près, car une seule lentille sclérale est actuellement disponible sur le marché (la iFlex SC MF du laboratoire Novacel).
Un contrôle annuel permettra d’optimiser l’adaptation à 0,25 D ou parfois 0,50 D près, car la réfraction peut rapidement varier au début de l’apparition de la presbytie.
La neuroadaptation, notre « amie jurée » ?
Plasticité cérébrale, tri cortical des images, « effet Photoshop », « le cerveau va s’habituer »… combien de temps pouvons-nous nous cacher derrière ces phrases ? Une étude italienne de 2018 parue dans The Journal of Physiology (F. Zeri et al.) s’intéressant aux potentiels évoqués visuels et aux processus neurophysiologiques de la monovision en LDC a pu démontrer des changements fonctionnels immédiats dans les aires cérébrales visuelles mais aussi non visuelles. Ces changements montrent que le flou visuel unilatéral induit par la monovision activerait des aires visuelles extracorticales et l’aire insulaire antérieure. En revanche, il est communément admis que le processus de neuroadaptation peut prendre plusieurs semaines.
Y a-t-il encore une place pour les lentilles cornéennes rigides multifocales en première intention ?
Oui, et ce d’autant plus en présence d’un astigmatisme cornéen important et d’une sécheresse oculaire contre-indiquant le port de LDC souples. Les lentilles hybrides multifocales peuvent également être un bon compromis devant un mauvais centrage en rigides, ou une vision instable et décevante en souples. Même si la manipulation est plus complexe, elles sont plus confortables, notamment en cas d’équipement unilatéral, et risquent moins d’être perdues que les LDC rigides.
Peut-on proposer l’orthokératologie pour presbytie en toute tranquillité ?
En raison de son port nocturne rendant le presbyte indépendant de sa correction en journée, de son double réservoir de larmes et de son matériau rigide à haute perméabilité à l’oxygène, cette méthode a tout pour plaire et présente un avantage en présence d’une sécheresse oculaire. Le principe est de modifier le profil cornéen par remodelage afin d’obtenir une cornée hyperprolate, au moins sur l’œil de près, en plus de la monovision. Les bémols : la technicité de l’adaptation et la contrainte impérative d’un port régulier chaque nuit (figure 2).
Conclusion
Le raisonnement en contactologie, quoique réversible et évolutif, est finalement assez proche de celui en chirurgie réfractive.
Malgré un véritable arsenal de LDC à notre disposition, le taux d’abandon est probablement un des plus élevés dans le domaine de la contactologie. L’idéal serait d’aborder la question d’un équipement en LDC pour presbytie dès les premières minutes de la consultation, et donc de mener notre examen de préadaptation de A à Z afin de gagner du temps par la suite. La communication reste un outil précieux pour expliquer les possibilités en contactologie mais aussi les limites, afin d’atteindre le meilleur compromis visuel qui rendra notre patient presbyte satisfait et fera de votre adaptation un succès. N’est-il pas de notre devoir de pallier le manque d’information et ainsi d’améliorer sa qualité de vue et de vie ?
Pour en savoir plus
Peyre C. Presbytie et lentilles de contact. In: Cochener B. Presbytie : rapport annuel de la Société française d’ophtalmologie. Paris : Masson. 2012:37-58.
Baudouin C. Un nouveau schéma pour mieux comprendre les maladies de la surface oculaire. J Fr Ophtalmol. 2007; (30)3:239-46.
Peyre C. Le confort en fonction de l’âge : à l’âge de la presbytie. In: Bloise L. Confort et lentilles de contact. Rapport SFOALC. Med-Line Éditions. 2011: 43-60.
Jong M, Tilia D, Sha J et al. The relationship between visual acuity, subjective vision, and willingness to purchase simultaneous image contact lenses. Optom Vis Sci. 2019;96(4):283-90.
Vis K, Comet-Mateu F. Le confort des lentilles souples. In: Bloise L. Confort et lentilles de contact. Rapport SFOALC, Med-Line Éditions. 2011:139-63.
Handa T, Mukuno K, Uozato H et al. Ocular dominance and patient satisfaction after monovision induced by intraocular lens implantation. J Cataract Refract Surg. 2004;30(4): 769-74.
Zeri F, Berchicci M, Naroo SA et al. Immediate cortical adaptation in visual and non-visual areas functions induced by monovision. J Physiol. 2018:596(2): 253-66.